Des minorités visibles aux citoyens anonymes
Décidément, le processus d’émergence publique des minorités visibles, né des humiliations persistantes et du racisme, ne semble pas amener les politiques français à entrevoir des alternatives pratiques et efficaces sur la question du « vivre-ensemble ». Bien au contraire. Avec les récentes émeutes urbaines, l’Autre, que l’on avait longtemps refoulé dans l’inconscient collectif national, a refait surface sur la place publique. Avec son cortège de maux, mais aussi de mots pour interroger le projet d’intégration républicaine. Dans son irruption soudaine et violente sur la place publique, cet « Autre », ce lointain pourtant devenu si proche, est arrivé avec une question fondamentale à laquelle ne peut résister toute analyse un tant soit peu sérieuse : suis-je un Français à part entière ? Ce à quoi l’un des premiers représentants de l’Etat en l’occurrence Monsieur de Villepin a répondu par un « oui mais » à travers sa proposition de CV anonyme pour lutter contre les discriminations à l’embauche.
Vous souffrez de discrimination à l’emploi à cause de votre nom, votre couleur de peau, votre adresse, une solution s’offre vous : restez anonyme. Ainsi en a décidé le Premier ministre en proposant de généraliser le Curriculum vitae anonyme. Face aux discriminations, ayez donc recours à l’anonymat, vous qui n’avez pas le bon faciès, qui habitez les quartiers périphériques de la République et portez des patronymes qui font sourire les patrons. C’est le seul moyen pour vous d’échapper à la corbeille.
A la stigmatisation, les pouvoirs publics ont donc décidé de répondre par la stigmatisation. Sans même se soucier de ce que peut représenter pour un individu le renoncement à son identité patronymique, spatiale, géographique, territoriale. Pour Dominique de Villepin, même s’il n’est pas le précurseur de cette trouvaille un brin fantaisiste, il faut donc se renier pour accéder à la visibilité sociale à laquelle aspire tout demandeur d’emploi. Ce n’est donc pas aux entreprises de faire des efforts mais d’abord aux personnes qu’elles ne veulent pas recruter. Ce n’est pas aux employeurs d’abandonner leurs pratiques de recrutement au faciès, mais aux demandeurs de faire la preuve de leur désir d’intégration « professionnelle » en refoulant dans l’anonymat leur différence. Au prix donc d’un effacement de soi, d’une renonciation de soi. Cette curieuse façon de régler les problèmes est symptomatique de cette arrogance au sommet de l’Etat consistant à minimiser les souffrances individuelles des populations « périphériques », c'est-à-dire marginalisées en raison de leurs origines ethno-raciales. On peut comprendre le souci du Premier ministre de ne pas heurter une certaine vieille France attachée à ses habitudes d’un autre âge consistant à interpréter la compétence d’un individu en fonction de son taux de mélanine. Mais est-ce vraiment valoriser ces populations stigmatisées en leur intimant l’ordre d’abandonner leurs multiples identités ? Et ne serait-il pas plus utile de contraindre les entreprises à diversifier leur recrutement ?
Il ne fait aucun doute que cette approche du Premier ministre traduit une certaine frilosité à aborder frontalement la question des discriminations. Mais elle témoigne aussi d’une vision politique d’arrière-garde qui se refuse à envisager ou à penser la pluralité de la France. Le CV anonyme vient nier la pluralité des expériences sociales et professionnelles et autorise la continuation du modèle actuel de reproduction sociale. Le CV anonyme, en rendant possible l’intériorisation de sa condition, voire de sa sous-condition de « citoyen périphérique », signe l’impuissance de l’Etat face au racisme et donne le champ libre aux pratiques discriminatoires de se perpétuer.
Etre au chômage, c’est déjà vivre dans une forme d’anonymat social à laquelle est condamné tout demandeur d’emploi. Le chômage est souvent vécu comme une expérience violente à la fois socialement et psychologiquement. Pour beaucoup, il est synonyme de remise en cause de soi et parfois de rupture avec le monde… pas seulement actif. La lettre tout comme le CV agit comme un moyen de visibilité sociale. Plus qu’un passeport pour l’emploi, ils participent à la valorisation sociale de l’individu à travers les éléments identitaires et professionnels qu’ils recèlent.
Ainsi, le coup de chiffon sur son identité patronymique ou territoriale, loin de rayer la violence symbolique et culturelle que constituent les discriminations, l’y incite. Et c’est d’autant plus vrai lorsqu’il est question des discriminations de type raciale, véritable plaie de la société française, dont les ressorts intimes semblent visiblement échapper à Monsieur de Villepin. Il est plus facile de contourner le problème par un CV anonyme que de s’attaquer véritablement au mal. Les préjugés raciaux dont souffrent par exemple les Noirs sont un héritage de l’histoire. Les stéréotypes sur les populations noires sont d’abord marqués du sceau de l’histoire coloniale et esclavagiste. La persistance de la vision caricaturale des populations noires pose, ainsi, le problème de la vérité historique de leur présence sur le sol français. On ne peut donc dissocier la lutte contre les discriminations qui touchent les Noirs avec la question de l’histoire et de la mémoire. L’une ne va pas sans l’autre. Une vraie politique contre les discriminations commence par le respect de l’Histoire et de la mémoire de ceux que l’on continue à traiter comme des enfants illégitimes, des fils indignes de la République.
Récemment avec la crise des banlieues, certains intellectuels et hommes politiques de droite, à court d’arguments et sans doute dans une logique de surenchère ont brandi une grille de lecture ethnique pour expliquer la révolte des jeunes de banlieues. Chacun y allant de son couplet, la polygamie et la culture africaine ont été présentées impunément par les uns et les autres comme la cause des émeutes. Un comble. En choisissant de décrire à gros trait cette réponse urbaine, apolitique, des jeunes des cités, ces acteurs de la scène politique, médiatique et intellectuelle hexagonale, ont voulu ainsi marquer au fer rouge, en prenant à témoin les « français de souche », les populations d’ascendance africaine dont les revendications légitimes pour « plus d’égalité » embarrassent depuis quelque temps une partie de l’establishment français. Il ne fait aucun doute que cette rhétorique de stigmatisation et de diabolisation des cultures africaines participe un peu plus à la criminalisation des populations noires dont le seul tort est de ne pas avoir le phénotype idéal. Aussi cette incapacité du discours public et médiatique à sortir de la stigmatisation reste-t-elle la preuve d’un manque de vision politique face à la différence qui interroge, au regard des discriminations persistantes dont elle est l’objet, le projet républicain.
Face à ce tango discursif des politiques, un seul pas en avant mais deux autres en arrière, difficile de croire qu’il peut en être autrement en France pour les populations d’ascendance immigrée. Par ce CV anonyme, Monsieur de Villepin n’incite pas à un changement des mentalités. Bien au contraire. Il encourage tous ceux qui violent impunément la loi à le faire encore et davantage. De plus le caractère non obligatoire et catégorisant de ce CV anonyme ne peut que laisser perplexe. Ce qui jettera encore la suspicion sur les candidatures sans état civil. On sait tout aussi parfaitement que ce n’est pas le nom qui est visé, ni le quartier lorsqu’il y a discrimination. Mais l’individu lui-même. C'est-à-dire un ensemble de caractéristiques psychologiques et culturelles que l’imaginaire collectif attribue à son groupe. Le CV anonyme en rendant anonymes les talents de la diversité fait reculer le combat de l’égalité pour tous. Il va même à l’encontre du processus de visibilité sociale que tous les acteurs de terrain appellent de leurs vœux. Les talents de la diversité ont besoin d’être soutenus, surement pas d’une énième stigmatisation sous la forme d’étiquette d’anonymes.
A. M.
Vous souffrez de discrimination à l’emploi à cause de votre nom, votre couleur de peau, votre adresse, une solution s’offre vous : restez anonyme. Ainsi en a décidé le Premier ministre en proposant de généraliser le Curriculum vitae anonyme. Face aux discriminations, ayez donc recours à l’anonymat, vous qui n’avez pas le bon faciès, qui habitez les quartiers périphériques de la République et portez des patronymes qui font sourire les patrons. C’est le seul moyen pour vous d’échapper à la corbeille.
A la stigmatisation, les pouvoirs publics ont donc décidé de répondre par la stigmatisation. Sans même se soucier de ce que peut représenter pour un individu le renoncement à son identité patronymique, spatiale, géographique, territoriale. Pour Dominique de Villepin, même s’il n’est pas le précurseur de cette trouvaille un brin fantaisiste, il faut donc se renier pour accéder à la visibilité sociale à laquelle aspire tout demandeur d’emploi. Ce n’est donc pas aux entreprises de faire des efforts mais d’abord aux personnes qu’elles ne veulent pas recruter. Ce n’est pas aux employeurs d’abandonner leurs pratiques de recrutement au faciès, mais aux demandeurs de faire la preuve de leur désir d’intégration « professionnelle » en refoulant dans l’anonymat leur différence. Au prix donc d’un effacement de soi, d’une renonciation de soi. Cette curieuse façon de régler les problèmes est symptomatique de cette arrogance au sommet de l’Etat consistant à minimiser les souffrances individuelles des populations « périphériques », c'est-à-dire marginalisées en raison de leurs origines ethno-raciales. On peut comprendre le souci du Premier ministre de ne pas heurter une certaine vieille France attachée à ses habitudes d’un autre âge consistant à interpréter la compétence d’un individu en fonction de son taux de mélanine. Mais est-ce vraiment valoriser ces populations stigmatisées en leur intimant l’ordre d’abandonner leurs multiples identités ? Et ne serait-il pas plus utile de contraindre les entreprises à diversifier leur recrutement ?
Il ne fait aucun doute que cette approche du Premier ministre traduit une certaine frilosité à aborder frontalement la question des discriminations. Mais elle témoigne aussi d’une vision politique d’arrière-garde qui se refuse à envisager ou à penser la pluralité de la France. Le CV anonyme vient nier la pluralité des expériences sociales et professionnelles et autorise la continuation du modèle actuel de reproduction sociale. Le CV anonyme, en rendant possible l’intériorisation de sa condition, voire de sa sous-condition de « citoyen périphérique », signe l’impuissance de l’Etat face au racisme et donne le champ libre aux pratiques discriminatoires de se perpétuer.
Etre au chômage, c’est déjà vivre dans une forme d’anonymat social à laquelle est condamné tout demandeur d’emploi. Le chômage est souvent vécu comme une expérience violente à la fois socialement et psychologiquement. Pour beaucoup, il est synonyme de remise en cause de soi et parfois de rupture avec le monde… pas seulement actif. La lettre tout comme le CV agit comme un moyen de visibilité sociale. Plus qu’un passeport pour l’emploi, ils participent à la valorisation sociale de l’individu à travers les éléments identitaires et professionnels qu’ils recèlent.
Ainsi, le coup de chiffon sur son identité patronymique ou territoriale, loin de rayer la violence symbolique et culturelle que constituent les discriminations, l’y incite. Et c’est d’autant plus vrai lorsqu’il est question des discriminations de type raciale, véritable plaie de la société française, dont les ressorts intimes semblent visiblement échapper à Monsieur de Villepin. Il est plus facile de contourner le problème par un CV anonyme que de s’attaquer véritablement au mal. Les préjugés raciaux dont souffrent par exemple les Noirs sont un héritage de l’histoire. Les stéréotypes sur les populations noires sont d’abord marqués du sceau de l’histoire coloniale et esclavagiste. La persistance de la vision caricaturale des populations noires pose, ainsi, le problème de la vérité historique de leur présence sur le sol français. On ne peut donc dissocier la lutte contre les discriminations qui touchent les Noirs avec la question de l’histoire et de la mémoire. L’une ne va pas sans l’autre. Une vraie politique contre les discriminations commence par le respect de l’Histoire et de la mémoire de ceux que l’on continue à traiter comme des enfants illégitimes, des fils indignes de la République.
Récemment avec la crise des banlieues, certains intellectuels et hommes politiques de droite, à court d’arguments et sans doute dans une logique de surenchère ont brandi une grille de lecture ethnique pour expliquer la révolte des jeunes de banlieues. Chacun y allant de son couplet, la polygamie et la culture africaine ont été présentées impunément par les uns et les autres comme la cause des émeutes. Un comble. En choisissant de décrire à gros trait cette réponse urbaine, apolitique, des jeunes des cités, ces acteurs de la scène politique, médiatique et intellectuelle hexagonale, ont voulu ainsi marquer au fer rouge, en prenant à témoin les « français de souche », les populations d’ascendance africaine dont les revendications légitimes pour « plus d’égalité » embarrassent depuis quelque temps une partie de l’establishment français. Il ne fait aucun doute que cette rhétorique de stigmatisation et de diabolisation des cultures africaines participe un peu plus à la criminalisation des populations noires dont le seul tort est de ne pas avoir le phénotype idéal. Aussi cette incapacité du discours public et médiatique à sortir de la stigmatisation reste-t-elle la preuve d’un manque de vision politique face à la différence qui interroge, au regard des discriminations persistantes dont elle est l’objet, le projet républicain.
Face à ce tango discursif des politiques, un seul pas en avant mais deux autres en arrière, difficile de croire qu’il peut en être autrement en France pour les populations d’ascendance immigrée. Par ce CV anonyme, Monsieur de Villepin n’incite pas à un changement des mentalités. Bien au contraire. Il encourage tous ceux qui violent impunément la loi à le faire encore et davantage. De plus le caractère non obligatoire et catégorisant de ce CV anonyme ne peut que laisser perplexe. Ce qui jettera encore la suspicion sur les candidatures sans état civil. On sait tout aussi parfaitement que ce n’est pas le nom qui est visé, ni le quartier lorsqu’il y a discrimination. Mais l’individu lui-même. C'est-à-dire un ensemble de caractéristiques psychologiques et culturelles que l’imaginaire collectif attribue à son groupe. Le CV anonyme en rendant anonymes les talents de la diversité fait reculer le combat de l’égalité pour tous. Il va même à l’encontre du processus de visibilité sociale que tous les acteurs de terrain appellent de leurs vœux. Les talents de la diversité ont besoin d’être soutenus, surement pas d’une énième stigmatisation sous la forme d’étiquette d’anonymes.
A. M.
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