dimanche, juillet 19, 2015

Point de vue : Serena Williams gagne des titres plus facilement que le respect

Quand Roger Federer gagne, c’est parce qu’il est exceptionnel. Quand Serena Williams gagne, comme samedi à Wimbledon, c’est parce que le tennis féminin est faible
 
Serena Williams avait remporté l’Open d’Australie et Roland-Garros en étant malade. Samedi, en finale de Wimbledon, elle se portait comme un charme. Les chances de l’Espagnole Garbine Muguruza étaient donc minces. La jeune révélation du tournoi n’a pas démérité mais elle n’a rien pu faire pour empêcher son adversaire de gagner le match (6-4 6-4). Serena Williams s’adjuge ainsi son sixième titre à Wimbledon, le 21e de sa carrière et le troisième de son année, à un succès d’un Grand Chelem historique en septembre chez elle, à l’US Open. A 33 ans, la numéro un mondiale la plus âgée de l’histoire de son sport règne sans partage depuis février 2013. Son taux de réussite en finale affleure les 85%, avec même un phénoménal 8/8 ces dernières années. Que dire de plus?
Quand Roger Federer gagne, c’est parce qu’il est exceptionnel. Quand Serena Williams gagne, c’est parce que le tennis féminin est faible. C’est ainsi depuis quinze ans et le fait que l’Américaine empile les records les uns après les autres ne change pas fondamentalement le problème. Dans le monde du tennis, de nombreux observateurs renâclent toujours à lui attribuer la place qui lui revient. Quand ils n’ironisent pas lourdement sur son physique ou sa couleur de peau. Ses qualités – la puissance et le mental – ne sont pas «tennistiques».
Le péché du père
Le péché originel vient peut-être du père, Richard Williams, qui déboula dans ce milieu aseptisé voici vingt ans avec quelques certitudes et pas mal d’arrogance. Il prétendait avoir décidé de mettre au tennis ses filles Venus et Serena après avoir vu un match féminin, jugé le niveau faible et considéré qu’il y avait de l’argent facile à se faire. C’était une posture plus qu’un constat et si ses filles, d’abord Venus l’aînée puis ensuite et surtout Serena, exaucèrent ses vœux, elles connurent comme les autres leur lot de doutes, de sueurs, de défaites, de larmes. Serena jeta plus d’une fois sa raquette.
Ce n’est que depuis son retour à la compétition, et sa rencontre sportive et sentimentale en 2012 avec Patrick Mouratoglou, qu’elle est réellement invincible. L’entraîneur français misa tout son discours sur le fait qu’elle était la meilleure, la plus grande de toutes. Jusqu’à l’en persuader. Ce n’est pas le cas de tout le monde, y compris dans son propre pays. Le cas de Serena Williams, qui «adôôre Pariss» et se pique de parler français, rappelle celui des jazzmen noirs des années 30.
«Serena Williams est la plus grande athlète américaine», titrait en septembre 2014 le New Yorker pour tenter de réveiller les consciences. Depuis, elle a ajouté trois titres du Grand Chelem à son palmarès. Trois de suite, ce qui constitue un Grand Chelem un peu bâtard que la presse, pour une fois bienveillante, a préféré baptiser le «Serena Slam». Le vrai, le grand, celui qui mettra tout le monde d’accord et lui permettra d’égaler Steffi Graf, tant en carrière (22 titres majeurs) que sur une saison (l’Allemande est la dernière à y être parvenue, en 1988). Rien que pour cela, on a hâte d’y être.
 
Laurent Favre
 
Source : Le Temps.ch du 12 juillet 2015

samedi, juillet 18, 2015

Les Etats-Unis face à la radicalisation des intellectuels noirs

Service Débats - Il y a vingt ans, le mensuel centriste The Atlantic Monthly (aujourd'hui The Atlantic) consacra une longue enquête sur le prestige acquis par les intellectuels noirs aux Etats-Unis. Ils formaient, à en croire l'auteur, rien de moins que la conscience de la nation américaine. Leur talent, leur érudition et leur condition d'homme noir leur permettaient d'incarner l'espoir d'un apaisement des relations raciales, une tâche à laquelle l'Amérique libérée de la guerre froide pouvait enfin s'atteler. Les A fro-American Studies, implantées à Harvard depuis les années 1960, arrivaient à maturité avec ces universitaires, tels Henry Louis Gates Jr, Anthony Appiah et Cornel West.

Les intellectuels noirs exercent toujours ce magistère, mais les noms des auteurs disposant de cette autorité ont changé. Au cours des derniers mois, la relève de la garde a débuté, poussée par le retour retentissant de la question raciale après la fusillade déclenchée dans une église noire par un raciste blanc, de nombreuses bavures policières, la fin prochaine de la présidence de Barack Obama.

Les nouveaux auteurs qui s'expriment aujourd'hui changent profondément les termes du débat. Ils sont porteurs d'un radicalisme qui rompt avec l'attitude plus tempérée de leurs aînés. La principale figure de ce renouveau est Ta-Nehisi Coates, journaliste à The Atlantic, dont la sortie du livre Between the World and Me (« Entre le monde et moi », non traduit, Spiegel & Grau, 176 pages, 13 dollars) a été avancée, signe d'un engouement littéraire inédit aux Etats-Unis depuis la publication de l'ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital auXXIe siècle (Seuil, 2013).

Ta-Nehisi Coates remporte dans la presse un très large succès critique. Sur un ton très personnel, il s'intéresse à la jeunesse noire, tiraillée entre deux peurs, celle de la police d'abord, puis celle des bandes d'adolescents qui croient avoir trouvé dans le crime un moyen pour dépasser leurs frustrations. Le journaliste revient sur une expérience qui l'a marqué, la mort aux mains de la police de l'un de ses amis, Prince Jones, tué alors qu'ils étaient tous les deux étudiants. Cette disparition révèle à ses yeux la persistance de certaines forces historiques aux Etats-Unis qui condamnent les Noirs à être victimes de la violence blanche. Des études universitaires, une mère médecin, le confort d'une vie aisée ne suffisent pas à protéger la jeunesse noire...

L'insistance de Ta-Nehisi Coates à parler des sujets qui fâchent le distingue de la génération précédente. Les identités étaient alors pensées dans leur pluralité, et non dans leur singularité, et le multiculturalisme devait pouvoir les réconcilier. Un nouvel ordre politique devait naître de la collaboration entre minorités par la défense d'intérêts communs. La large coalition qui permit l'élection de Barack Obama, en novembre 2008, confirmait cette thèse et signait l'entrée des Etats-Unis dans une ère postraciale où les discriminations, sans être tout à fait vaincues, étaient du moins atténuées.

L'égalité devant la loi ne suffit pas

Hélas, le multiculturalisme, s'il a banalisé l'idée de diversité, n'a pas mis fin au racisme. Et c'est ce que Ta-Nehisi Coates estime nécessaire de rappeler à la majorité blanche. L'égalité devant la loi, obtenue dans les années 1960 par le mouvement des droits civiques, ne suffit pas. Le rappel de cette triste vérité est au coeur du nouveau radicalisme noir. Sur le plan des idées, l'intégration politique des descendants d'esclaves passe au second plan pour revenir à une question primordiale : la dignité des personnes noires. Ta-Nehisi Coates et plusieurs intellectuels interpellent donc aujourd'hui directement l'Amérique blanche pour lui demander une pleine reconnaissance des violences subies hier comme aujourd'hui. Le philosophe Chris Lebron et le politologue Fredrick C. Harris ont tenu des positions similaires dans le New York Times et la revue de gauche Dissent. La juriste Michelle Alexander avait préparé le terrain, il y a deux ans, avec un livre dénonçant l'incarcération massive des hommes noirs, qu'elle assimilait à une nouvelle ségrégation.
 
Les termes du débat ont donc rapidement évolué. En 2009, une controverse avait éclaté après l'arrestation à son domicile d'Henry Louis Gates Jr., professeur de littérature à Harvard, l'intellectuel noir le plus en vue aux Etats-Unis. Lors de cet incident avec la police, Henry Louis Gates Jr estimait avoir été victime d'un délit de faciès. Face à l'ampleur de la polémique, Barack Obama avait même dû intervenir, alors qu'à l'époque il ne montrait guère d'empressement à aborder la question raciale. Il était davantage occupé à défendre sa réforme du système de santé bientôt adoptée à l'arraché. A l'époque, Ta-Nehisi Coates entamait tout juste sa carrière au journal The Atlantic et était relativement peu connu.

Aujourd'hui, le contexte est tout autre. Henry Louis Gates Jr. a vu sa réputation ternie parce qu'il a accepté de censurer un épisode de sa série de documentaires Finding Your Roots (« Trouver vos racines »), à la demande de l'acteur Ben Affleck, qui ne souhaitait pas que l'on révèle que l'un de ses ancêtres pratiquait l'esclavage. Les charmes de la célébrité ont alors semblé faire tourner la tête d'Henry Louis Gates Jr, au détriment de la vérité historique. Pour sa part, Barack Obama se montre désormais de plus en plus enclin à parler de la question noire. L'éloge funèbre qu'il a prononcé, le 26 juin, à la mémoire d'une des victimes de la tuerie de Charleston figure déjà au canon des grands discours présidentiels. Et le passé esclavagiste des Etats-Unis revient hanter le pays.
 
Marc-Olivier Bherer
 

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Numéro de document : news·20150718·LM·471263

Quand les commentaires capillaires frisent le racisme

Derrière les remarques faites récemment par la presse people sur les chevelures de plusieurs stars noires se cache une question identitaire profonde: celle des pressions infligées aux noirs, spécialement les femmes, pour adopter une coiffure plutôt qu'une autre.
 
Avec l'engouement de certains médias pour les cheveux frisés et crépus, j’avais naïvement cru révolu le temps des commentaires racistes sur le sujet, laissant penser que les cheveux des noirs n’étaient pas des cheveux aussi dignes que les autres. Ces dernières semaines, la presse people s’est évertuée à me prouver que j’avais tort.
Le 10 avril, Voici a ainsi publié un numéro dans lequel Omar Sy, coiffé d’un afro, «frisait le ridicule». Avec tout le ton prétendument «impertinent» qu’on lui connaît, le magazine qualifie tantôt la coiffure de la star d'Intouchables de «terrifiante», tantôt «de coupe à la grimace qui devrait faire rire les nenfants» (à défaut de «terrifier» les petites têtes blondes, j’imagine). A la télé, la rédaction a même hérité du «Prix du racisme», décerné par Audrey Pulvar et Roselyne Bachelot dans l’émission Le Grand 8.
Mais Voici n’est malheureusement pas le seul magazine à s’être illustré par de tels propos. Une semaine plus tôt, Public comparait l’afro de Solange Knowles, auquel la soeur de Beyoncé nous a pourtant habitués, à un dessous de bras. Quant à North West, fille métisse de Kanye West et de Kim Kardashian, le blog PerleAntilles rapportait que Public, toujours, l’avait qualifiée d’héritière malheureuse des gènes capillaires de son père.
Ces propos ont provoqué un véritable tollé sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, le hashtag #Twitpicyourafro a été lancé par une internaute afro-américaine, Ebony Jones, en réponse au mépris des rédactions de Public et Voici.
 

Honnêtement, j’ignore ce qui est le pire: l’indifférence feinte de Public vis-à-vis des attaques des internautes légitimement choqués ou la réponse condescendante que Voici a adressé à ces derniers.
 
«Le racisme prend souvent l’apparence d’une simple blague lancée par des gens qui ont de "bonnes intentions" mais qui font pourtant preuve d’un manque de jugement, réagit Ebony Jones. Le problème n’est pas de savoir si le racisme était intentionnel ou pas, le problème, c’est d’écrire des choses aussi inappropriées dans un pays qui doit déjà faire face à des problématiques d’ordre racial et identitaire. C’était plus qu’irresponsable: ça s’adressait à la majorité en avilissant et en dévalorisant une minorité pour ce qu’elle est. C’est tout l’intérêt du hashtag Twitter #Twitpicyourafro: montrer que nous avons le droit d’être tels que nous sommes, sans critiques.»

Les femmes, premières victimes du racisme capillaire

Même si les hommes souffrent aussi de discriminations capillaires, ce sont généralement les femmes qui en sont victimes, ciblées par la pression patriarcale qui voudrait qu’une femme fasse tout ce qui est en son possible pour être séduisante. Or, en France, être séduisante, c’est être aussi imberbe qu’une petite fille, être mince, mais c’est aussi avoir les cheveux lisses. Tout juste intronisée à la tête des Inrockuptibles en 2012, Audrey Pulvar avait ainsi fait les frais de l’ignorance d’internautes amusés, parfois choqués, de la voir sans son brushing.
Avec ces discours humiliants, tout est fait pour que les femmes refusent catégoriquement de porter leurs cheveux au naturel, ayant déjà profondément intériorisé qu’ils étaient «horribles», «pas féminins», «indignes d’une vie professionnelle» et «peu séduisants».
Beaucoup d’entre elles se donnent ainsi du mal pour correspondre à l’idée que la société environnante se fait d’une belle femme. Renée Greusard, journaliste pour Rue89, a raconté en quoi consiste l’épreuve du défrisage chimique en ces termes:
«Il faut un certain temps de pose pour que le cheveu soit bien lisse, mais plus on attend, plus c’est désagréable. D’abord ça picote et puis, si on attend vraiment trop, ça brûle carrément. On peut assez facilement se retrouver avec des plaques rouges sur le crâne.»
En 2009 déjà, le comédien et réalisateur Chris Rock dénonçait dans son docu-comédie Good Hair l’influence des standards de beauté blancs et leurs conséquences sur les femmes noires.


«Le cheveu, porteur de culture et d’identité»

La question de la chevelure n’est en effet pas anecdotique. Pour Bilguissa Diallo, fondatrice de la marque Nappy Queen, «le cheveu a un statut particulier, étant porteur de culture et d’identité, et est par conséquent un sujet épineux».
Par choix esthétique, pratique ou par affirmation de leurs différences et de leur singularité, de nombreuses femmes aux ascendances africaines se sont ralliées à la cause des «nappys» en arrêtant de recourir au lissage chimique de leur chevelure.
Le mot «nappy», issu de l’argot afro-américain, était à l’origine péjoratif et servait à tourner en ridicule les cheveux crépus. Le terme est désormais devenu une contraction des mots «natural» et «happy» et se popularise depuis 2007 en France, selon Samantha JB, présidente de l’association Nappy Party.
Evoquant ce mouvement capillaire, Axelle Kaulanjan, blogueuse pour RFI, parlait en 2012 d'«une sorte de catharsis pour beautés noires longtemps niées, mises au ban de l’esthétique occidentale, et qui exprimeraient, enfin, à la face du monde le bonheur de garder leurs cheveux tels quels, sans chercher à obtenir le "white-girl-flow" longtemps érigé comme canon capillaire par les magazines féminins et certains discours assimilationnistes».
Les Nappys s’attribuent des icônes qui font la une des magazines outre-Atlantique, de Solange Knowles à Lupita N’yongo, oscarisée pour son rôle dans Twelve Years a Slave.

La France a, quant à elle, un certain retard à rattraper, que les propos de Voici et Public illustrent à la perfection.

Quoiqu’elle fasse, la femme noire subit ses différences

La relative démocratisation du «naturel» a changé la vie de nombreuses femmes noires et s’apprête à changer celle de beaucoup d’autres, peu importe ce qu’en diront Voici et Public. Elles ne sont plus systématiquement condamnées au quasi «sacro-saint» défrisage que leur imposait une pression sociale à peine dissimulée. Pour autant, le choix de faire ce qu’elles veulent de leur apparence physique leur appartient-il?
Depuis l’émergence du mouvement naturel, certaines personnes ont adopté un discours pénalisant à l’égard des femmes défrisées. Ceux et celles que l’on appelle «nappex» (contraction des mots «nappys» et «extrémistes») dénoncent, entre autres, «l’aliénation» dont les «défrisées» et les «tissées» seraient victimes.
Ainsi, dans le film Dear White People, qui met principalement en scène de jeunes noirs militants, tous portent leurs cheveux au naturel sauf une, qui porte un tissage et qui est, comme par hasard, mal dans sa couleur de peau.
Certains font exister une distinction entre «bonnes» et «mauvaises» féministes, d’autres préfèrent celle entre «bonnes» et «mauvaises» noires: la femme noire, quoiqu’elle décide ou quoiqu’elle fasse de son propre physique, reste malheureusement coupable de ses choix.
 
 
Source : Slate.fr
 

Comment les mafias détruisent la planète

"Ecomafia". Le mot sonne comme un nom de jeu vidéo, mais la France doit le prendre au sérieux et l'ajouter à son vocabulaire juridique. Car c'est bien d'écologie qu'il est question ici, et d'organisations criminelles, italiennes ou pas. Comment qualifier autrement le trafic d'espèces protégées et ces filières dont les gains se chiffrent parfois en millions d'euros ? Que dire d'autre du business des bois rares arrachés aux forêts d'Afrique ou d'Asie, ou de celui des déchets dangereux, ces produits chimiques et autres poisons enfouis dans des décharges ou transportés vers des contrées peu regardantes? Même le sable maritime, utilisé par milliers de tonnes sur les chantiers, fait désormais l'objet d'un pillage mondial.Ces phénomènes ne sont pas nouveaux, mais ils n'ont jamais menacé à ce point la planète. Le juriste Laurent Neyret, auteur d'un rapport sur le sujet remis en début d'année, y voit une explication très simple : "Les profits engendrés par les crimes environnementaux sont très élevés en comparaison de la faiblesse des poursuites et des sanctions applicables en la matière." A lui seul, le commerce illicite d'espèces sauvages dégagerait un chiffre d'affaires annuel estimé à 17 milliards d'euros, ce qui en fait le quatrième trafic du monde après ceux de la drogue, des produits contrefaits et des êtres humains. Selon le Fonds mondial pour la nature (WWF), 440000 tonnes de plantes médicinales et 100millions de tonnes de poissons en font les frais chaque année. Un marché dopé par l'essor économique de certains pays d'Asie, la Chine en tête, où la demande des consommateurs ne cesse d'augmenter.Parler de "mafias" n'a rien d'excessif. Les services spécialisés de 62 pays le savent, eux qui ont lancé au printemps une opération baptisée "Cobra III", au cours de laquelle ils ont confisqué 12 tonnes d'ivoire d'éléphant et 119 cornes de rhinocéros. A cette occasion, les douanes thaïlandaises ont saisi 4 tonnes d'ivoire dissimulées dans des conteneurs en provenance de la République démocratique du Congo (RDC) et en partance pour le Laos, puis 511 défenses cachées dans des sacs de thé arrivés du Kenya et destinés, eux aussi, au Laos. Sous la houlette d'Europol, l'Office européen de police, 25 pays du Vieux Continent ont pris part à l'offensive, récupérant au passage 139 kilos de corail, 10 000 hippocampes séchés, 1 230 tortues vivantes, 92 kilos d'ivoire (dont 50 en France), 5 cornes de rhinocéros, et 5 tonnes de bois. Au total, 300 trafiquants ont été arrêtés.Interpol, organisation de coopération policière à l'échelle planétaire, n'est pas en reste. Ses fichiers proposent une saisissante galerie de portraits : des suspects aux CV de caïds, traqués dans le cadre d'une autre opération, "Infra-Terra", mise en route en octobre 2014. A l'époque, 139 délinquants, recherchés dans 36 pays, sont visés. Un appel est lancé pour les localiser. "Si vous disposez d'informations concernant ces personnes, prière d'envoyer un courriel à notre unité de soutien aux enquêtes sur les malfaiteurs en fuite", prévient le site d'Interpol. Dans le lot, neuf cibles prioritaires, soupçonnées de crimes graves contre la faune ou la flore. Depuis, plusieurs noms ont été rayés de la liste, dont ceux de deux boss supposés de l'ivoire : le Zambien Ben Simasiku et le Kényan Feisal Mohamed Ali. Citons aussi l'arrestation en Malaisie d'un trentenaire népalais, Rajkumar Praja. Condamné dans son pays à quinze ans de prison, il était en cavale depuis deux ans. Sa spécialité : la corne de rhinocéros, dont la poudre est si prisée en Asie que son prix dépasse celui de l'or (voir l'encadré page 35).

La difficulté? Remonter jusqu'aux donneurs d'ordres

Le trafic d'animaux a longtemps été traité avec dédain, jusque dans les rangs judiciaires. On y voyait une simple magouille de touriste prêt à glisser une tortue dans son sac à dos. Ces pratiques-là persistent, mais d'autres filières s'activent, plus professionnelles. Aux Etats-Unis, les autorités ont déclenché dès 2011 une opération d'infiltration des réseaux de trafiquants de cornes de rhinocéros et d'ivoire d'éléphant (30 arrestations, 20 condamnations). A leur actif, notamment, l'interpellation de deux commerçants de Los Angeles dont le magasin renfermait des dizaines de cornes, des diamants, de l'argent liquide... Montant total de leurs exportations vers l'Asie du Sud-Est sur la période 2009-2012 : 2,2 millions d'euros.En Amérique du Sud, les techniques des passeurs d'oiseaux n'ont rien à envier à celles des "mules" de la cocaïne. En avion, ils portent autour du torse une gaine sur laquelle sont fixés de minirécipients, tels des boîtiers pour pellicules photo, où sont rangés les oeufs. S'ils convoient des animaux vivants, ils remplacent les boîtes par des alvéoles confectionnées avec des bas de Nylon. "Ils peuvent transporter jusqu'à 40 petits volatiles, en leur nouant le bec", précise un enquêteur. La principale difficulté, pour ceux qui les traquent, est de remonter aux donneurs d'ordres. Du braconnier au revendeur, les intermédiaires peuvent être multiples et sont aussi prudents que des narcos mexicains. Ils savent jouer sur tous les leviers, de la menace à la corruption, et se moquent que certaines espèces puissent transmettre des maladies à l'homme ou aux animaux d'élevage.Plusieurs pays, un temps accusés de passivité ou de complaisance, ont pris la mesure du danger et se mobilisent, comme le Kenya, la Tanzanie ou l'Ouganda. Même la Chine et la Thaïlande, pays "importateurs", durcissent le ton. "Des efforts importants sont en cours, admet Stéphane Ringuet, responsable du programme 'Commerce des espèces sauvages' au sein de WWF France, mais il faut intensifier la lutte contre les gros bonnets et agir auprès des consommateurs, en particulier en Asie, pour tenter de changer les comportements." De la même façon, l'Agence française de développement (AFD), une institution financière publique, mène des actions de sensibilisation et d'aide auprès des populations rurales susceptibles de servir de petites mains aux maîtres du trafic.

Les zones de guerre africaines, terrains de chasse pour les trafiquants

Ces bonnes volontés se heurtent à la fois aux limites du droit international et aux réalités géopolitiques. Ainsi, en Afrique, les zones de guerre sont autant de terrains de chasse pour les trafiquants. Dès 2013, les signataires de la déclaration de Marrakech, un plan d'action en dix points, s'en inquiétaient. "Il ne s'agit plus d'un simple phénomène local, écrivaient-ils. Des réseaux criminels internationaux contrôlent ce trafic et les bénéfices servent parfois à acheter des armes et à financer des conflits civils ou le terrorisme." Une allusion, notamment, aux islamistes chebab somaliens et à l'Armée de résistance du Seigneur en Ouganda.Les obstacles sont également nombreux sur un autre front de la criminalité environnementale : le trafic de déchets toxiques. Là aussi, la menace est planétaire. Ainsi, des millions de tonnes de déchets électriques et électroniques - dont la convention de Bâle (1992) interdit le transport - sont discrètement convoyés chaque année vers la Chine. Une fois sur place, ils sont en partie recyclés, en partie détruits, au mépris de toutes les règles sanitaires. Au passage, divers intermédiaires raflent le jackpot.La France est-elle à l'abri de telles pratiques et des risques de pollution ? Rares sont les affaires qui y défraient la chronique. En 2010, les gendarmes découvrent, dans une entreprise de recyclage de Vitry-le-François (Marne), un trafic de produits électroniques usagés vers l'Asie et le Moyen-Orient. En deux ans, 3 000 tonnes ont pris ce chemin. L'année suivante, un contrôle de conteneurs sur le port de Strasbourg révèle une cargaison de vieux pneus en partance vers le Cameroun et une autre de déchets automobiles, vers le Maroc. "Notre territoire est peu touché par les écomafias, relativise le colonel Manin, patron de l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp). En matière de déchets toxiques, nous sommes essentiellement face à une forme de délinquance en col blanc : des patrons qui transgressent les règles pour faire des économies, voire pour assurer la survie de leur entreprise."La police italienne connaît bien ces pratiques consistant à se débarrasser à bas coût des détritus toxiques. La mafia napolitaine, la Camorra, s'est longtemps fait une spécialité de leur évacuation vers des décharges sauvages ou de lointains dépotoirs. Mais les experts que L'Express a interrogés sur place sont formels : l'Italie n'a pas le monopole de ces pratiques. Ainsi, l'ONG locale Legambiente assure que le port européen d'où partent le plus de déchets interdits est non pas italien, mais néerlandais (Rotterdam)."Les enquêtes judiciaires prouvent que c'est un problème mondial, confirme le général Sergio Costa, spécialiste de ces questions à Naples. Je songe à la Corne de l'Afrique, à la Chine, aux Balkans, aux décharges douteuses de Roumanie ou d'Ukraine. Il faudrait uniformiser le droit international. Regardez au niveau européen : nous n'avons pas tous la même définition du crime organisé! Or c'est essentiel.Car, si moi, en tant qu'Italien, je sais ce que signifie le "crime organisé" puisque je le vis au jour le jour, c'est différent pour vous, Français. Disons que vous "l'imaginez"... Comme vous n'avez pas les codes pour comprendre, les choses vous passent sous le nez. Selon moi, vous êtes en retard. Ce n'est pas une accusation, juste un constat."Ce retard empêcherait les autorités françaises, et celles d'autres pays, de voir une réalité inquiétante : des filières sophistiquées, complexes, brouilleuses de pistes, capables de jongler avec les permis, les frontières, les virements."Pensez-vous qu'à l'heure où il suffit d'un clic pour transférer des millions d'euros, l'argent sale gagné en Italie est réinvesti seulement ici ? C'est ridicule. La dernière génération de mafieux est présente dans l'économie légale." Dans son rapport annuel, publié le 30 juin, Legambiente souligne également cette capacité des clans à s'immiscer partout. Pour cette ONG dont les travaux font référence, ils sont "toujours plus internationaux et modernes, opérationnels sur tous les fronts", bref ce sont désormais des "professionnels de l'écomafia".
 
Anne Vidalie , Philippe Broussard
Source : L'Express.fr