lundi, mai 21, 2007

Sur la Visibilité problématique des Noirs à l'écran



Une des grandes questions que pose notre rapport à l’image est celle de la mémoire. Quelle mémoire construire sur la base de la typification catégorielle systématique de notre expérience sociale ? Quelle histoire laissée aux générations futures ? Que faire des témoignages bricolés par d’autres au nom de leurs intérêts propres, sur la base des faits sociaux traumatisants renforçant les stéréotypes et les catégories coloniales ? Comment penser l’éducation de nos enfants face à la panoplie des représentations grossières qui inondent la vision de l’homme noir ? Si l’image ne soigne pas les maux d’un pays, d’une communauté, d’une nation, difficile de nier en revanche son poids symbolique dans l’imaginaire collectif. L’image, bien entendu, ne s’ajoute qu’au social. Elle n’est qu’un des aspects par lequel la société s’affiche à l’individu. C’est un prélèvement sur le corps social des fragments de vies humaines ou non-humaines. C’est une manifestation secondaire de la nature. Le paludisme, la malaria, le choléra, le SIDA, la fièvre Ebola, la lèpre, les catastrophes naturelles font partie de notre présent douloureux. L’image médiatique n’y est absolument pour rien. Elle ne saurait être responsable de ces réalités déplorables. Sa fonction première est celle de zoomer sur le mal social pour le présenter comme à la loupe. Mais son statut de prisonnière des logiques culturelles, politiques, idéologiques trahit son rôle de témoin neutre des horreurs dont elle se fait l’écho. En montrant d’une certaine manière ces drames, elle tend à produire des normes implicites. C’est ainsi que le Continent noir sera naïvement perçu par le spectateur lambda européen comme un pays de calamités, pauvre et sans ressources et ses habitants comme des fainéants bons à rien attendant tout de l’Occident. De la même manière, nos enfants continueront à propos de l’Afrique, à croire à la fable d’un Continent sans raison, sans histoire. D’une façon générale, les morceaux d’images prélevées sur le corps social que nous livre la télévision constitueront demain une des matières premières de notre mémoire future. Alors la question qui vient automatiquement à l’esprit est la suivante : que peut-il arriver si le véhicule dominant que nous ayons à l’heure actuelle pour perpétuer cette mémoire affecte la dynamique de construction identitaire ? Comment rétablir de la continuité historique demain si nous négligeons, l’image, un des outils actuels de perpétuation de la mémoire ? Comment redonner confiance aux jeunes générations dont l’éducation aura été nourrie d’images tronquées, incomplètes, fausses, décalées de notre présent ? Ce qui est sûr c’est que la l’entreprise de désaliénation culturelle ne pourra se faire sans la déconstruction de certains modèles, schèmes de pensée et paradigmes eurocentristes inconsciemment intériorisés en raison du travail d’inculcation, d’imposition symbolique de l’image.



Extrait, d'un article de C. N., sur la visibilité problèmatique des Noirs à l'écran.

Afrique : la Mâat comme voie de sortie possible de l’emprise néocoloniale


Pour en finir définitivement avec l’éternel débat sur les remèdes



Il semble que la question noire n’ait donné lieu jusqu’à présent qu’à de brillantes dissertations. Au demeurant très instructives sur les maux qui rongent notre « Mama Africa ». Si le diagnostic fait l’unanimité parmi les thérapeutes auto-désignés, s’empoignant par sites web, forums virtuels, articles de presse, conférences, colloques et ouvrages interposés, les remèdes à lui administrer suscitent une kyrielle d’interrogations. A commencer par les premiers soins de secours à apporter au malade gisant à même le sol depuis le viol dont celui-ci a été victime au XVème siècle perpétré par l’Occident au nom de sa prétendue mission civilisatrice. Entre thérapeutes autoproclamés, qu’il soit écrivain, artiste, sportif, historien, géographe, politicien, égyptologue, informaticien, médecin, journaliste, fonctionnaire, étudiant, webmaster, le débat fait rage. Et celui-ci a encore de beaux jours devant lui tant la question des remèdes largement débattue continue de l’alimenter. Chacun défendant mordicus son antidote, sa solution miracle.
Dans le flot des discours afro-thérapeutiques, deux tendances semblent se dégager. De façon caricaturale, évidemment, on distinguera d’un côté les thérapeutes occidentalophiles qui proposent d’entrée de jeu de s’attaquer aux symptômes de la maladie et de l’autre les thérapeutes endogènes qui s’intéressent au malade. Les premiers exonèrent l’Occident de toute responsabilité dans le désastre actuel du Continent tandis que les seconds l’accusent de tous les maux. Les Occidentalophiles pensent que les africains ne sont pas irréductibles à l’universel et considèrent que les solutions qui ont bien marché ailleurs peuvent parfaitement s’appliquer à l’Afrique à condition, bien sûr, d’arrêter de gémir et de se mettre au travail. Les endogènes répliquent que les graines de travail semées par les Africains porteront leurs fruits à condition de se débarrasser des forces nuisibles étrangères qui s’opposent à leur épanouissement. Pour les uns, il faut en finir avec le « thème récurrent du complot »[1], pour les autres il faut arrêter de jouer aux « tontons bamboula naïfs ». Les uns sont soupçonnés de scruter l’Afrique avec les yeux de l’Occident, les autres sont accusés de l’examiner à travers le prisme du passé.
Mais avant arrêtons-nous sur les multiples pathologies que présente notre patiente. De quoi souffre notre « Mama Africa » ? Il semble que notre patiente présente des signes évidents d’un retard économique, industriel, scientifique. Qu’elle a des carences sévères en matière d’éducation, de santé, d’environnement et de démocratie. Qu’elle souffre aussi d’une insuffisance d’Etat liée au parasite de la « tutelle de l’ex-colon » qui génère à la tête des pays des infections paralysantes du type gestion clanique patrimoniale et autocratique du pouvoir avec un risque potentiel d’apparition de rebellions armées alimentaires. Plus connu sous le nom de la « tutelle occidentale », ce parasite, sauf à quelques rares exceptions, selon les spécialistes endogènes, est potentiellement dangereux pour le bien être du Continent. Il est responsable dans la plupart des cas des poussées de fièvre socio-politiques se traduisant par une instabilité chronique. Il existe en fait trois espèces différentes de parasite tutélaire : la françafrique qui est l'espèce la plus largement répandue en Afrique francophone et reste souvent mortelle, le parasite de la tutelle anglo-saxon qui est la deuxième espèce se distingue du précédent par sa discrétion agissant sous le mode indirect dans la zone anglophone du continent (indirect rule) mais aux effets aussi mortels à long terme que son pendant françafricain. La troisième appelée parasite de la tutelle de « l’Oncle Sam », ou parasite du « Cow boy » est à mi-chemin entre les deux précédents et ne connaît aucune frontière. Ce dernier peut se révéler parfois bénéfique lorsqu’il coexiste avec les deux autres sur un même territoire, mais il peut aussi provoquer, l’effet inverse de « Toto tire Nama et Nama tire Toto » et, donc, des conséquences bien plus catastrophiques pour la partie continentale atteinte. Les thérapeutes endogènes établissent dans leur diagnostic une corrélation entre le mal appelé aussi « scandale géologique » du Continent et la présence des parasites tutélaires. Là où les Occidentalophiles pointent du doigt une « idéologie des matières premières [2]» qui alimente selon eux le « défaitisme, la démission et le fatalisme » pour citer encore un des plus farouches représentants sur le web dont les propos résument assez bien le traitement qu’ils souhaitent prescrire à notre malade.
Le discours « du pillage des matières premières » selon les thérapeutes occidentalophiles installe le « malade Afrique » dans la posture de la victime. Or il faut d’après eux « pour retrouver le temps de l’action », « en finir avec les lamentations sans fin ». Pour illustrer leurs propos ils citent de nombreux cas (Chine, Japon, Inde, Corée du sud) déclarés dans les années 50 présentant les mêmes symptômes que l’Afrique ou tout au moins, mais qui ont fini par soigner, de façon spectaculaire, leurs maux en l’espace de quelques années. Aujourd’hui ces cas avec ou sans « capital géologique » affichent une santé économique insolente qui n’a rien à envier à celle de leurs parangons occidentaux. Les occidentalophiles ont raison, coupant l’herbe sous le pied des endogènes, quand ils soulignent que l’exploitation des matières premières n’est possible qu’avec du capital humain. Ce qui n’est pas faux. Mais ils vont un peu vite en besogne quand ils oublient que la formation du capital humain sans conscience, entendre conscience historique de soi, de son propre développement, est ruine de l’âme. Les occidentalophiles crient : il faut de l’éducation, de l’instruction à nos enfants, les endogènes posent la question de quelle éducation, de quelle instruction à nos enfants ? Les occidentalophiles chantent les bienfaits de la croissance économique de l’Occident, louent sans retenue les prouesses technologiques des pays dits industrialisés, les endogènes, eux, s’interrogent, sur le modèle à appliquer au Continent malade. Doit-on suivre aveuglement l’Occident ou doit-on imaginer un modèle propre aux spécificités, à la culture du Continent. Là aussi, l’occidentalophilie béate des uns ne semble pas épouser les desseins des partisans d’un modèle africain spécifique de développement. Les endogènes considèrent qu’il faut attaquer le mal à la racine en proposant de renouer avec l’histoire et la mémoire du Continent. Les occidentalophiles rétorquent : « tout ne s’explique pas toujours par l’Histoire. Et l’Histoire n’explique pas toujours le présent ».
Tout le monde est presque d’accord là-dessus y compris les jusqu’au-boutistes d’un retour aux sources qui plus est du Nil : le passé ne résout toujours pas les énigmes du présent. L’accumulation des connaissances sur le passé des anciens ne saurait représenter l’horizon indépassable de la lutte pour une libération totale et complète de l’homme noir. Mais c’est un préalable incontournable plus que vital. Il s’impose. Tout pays d’Afrique noire qui s’abandonnerait à une imitation aveugle du modèle occidental se heurterait à un cul-de-sac. On ne court pas après le développement, mais le développement s’impose à vous. Il semble, pour l’instant, que la nécessité de celui-ci ne soit encore parvenue à la raison de nombre de dirigeants africains. Rares sont les pays au sud du Sahara qui assurent à leur population le minimum vital comme l’eau, la santé, l’électricité, l’école. Alors une question vient à l’esprit: comment le développement vient à la raison ? C'est-à-dire sur quelle base il peut s’appuyer pour se mettre en place ? Envoyer tous les enfants à l’école est une chose, savoir ce qu’ils vont y apprendre en est une autre. Construire des écoles, des universités est une chose, savoir ce que l’on va y enseigner en est une autre ? Arrêter les guerres fratricides et se mettre au travail (lancent les Occidentalophiles !) est une chose, encore faut-il s’interroger sur les causes réelles de celles-ci répondent les endogènes. Si les Occidentalophiles veulent, devant l’urgence, avec empressement, sauter directement à pieds joints dans le train du progrès économique à l’occidental, les endogènes, eux, refusent de voyager les yeux bandés et sans savoir où l’on va. Ces derniers n’ont pas tort de souligner les faiblesses de l’école postcoloniale qui n’a fait, d’après eux, qu’entretenir et perpétuer l’aliénation des consciences responsable en partie de l’échec actuel ? Aux yeux des endogènes, il faut par l’accès au savoir, permettre le développement d’une conscience historique identitaire nourrie aux humanités classiques négro-africaines sur laquelle repose la confiance en soi où « s’enracine et se développe le génie créateur[3] ». Ce que le japonais de Bolya avait peut être voulu exprimer en parlant de « l’agressivité nécessaire pour survivre dans le monde contemporain ». Mais la prise de conscience historique identitaire n’agit qu’à l’échelle individuelle, au niveau subjectif, elle ne peut automatiquement être transformable en élan collectif. Comment transformer alors le « capital historique » de chacun en actes collectifs concrets ? Sur quelle base la conscience historique s’érige-t-elle en règle de vie ou devient-elle une « énergie collective » de transformation de sa condition humaine ? Force est de reconnaître que depuis la première conférence panafricaine tenue à Londres en 1900, organisée à l’initiative de Henri Sylvester Williams, jusqu’à nos jours, bien de l’eau a coulé sous le pont. L’Afrique n’a pas relevé la tête et les luttes d’hier comme celles d’aujourd’hui sont restées à l’état de parenthèses de l’histoire.
Une chose est sûre c’est que les deux camps veulent en découdre, se jeter à l’eau, soigner vite les maux pour sortir « Mama Africa » de ce coma politique, économique, culturel et scientifique. Mais comment ? Pour l’instant notre patiente gravement atteinte de la tête aux pieds est sous perfusion. Elle assiste impuissante aux échauffements discursifs des uns et des autres. Non traité, son mal chronique risque de prolonger le coma dans lequel elle se trouve pour plusieurs années, voire des décennies. Pourtant, entre les deux voies occidentalophiles et endogènes, une troisième voie de traitement semble se dessiner. On l’appellera la voie de traitement méta-endogène. Ses défenseurs proposent rien moins que de renouer avec le principe divin négro-égyptien d’harmonie universelle de la Maât, c'est-à-dire avec une certaine éthique de vie basée sur la vérité, la justice l’harmonie et l’équilibre avec les autres. Une hygiène de vie qui doit épouser la culture du sacrifice des anciens basée sur la solidarité et l’harmonie avec les autres tout en abandonnant son contraire c'est-à-dire « Désordre, Ignorance, Fiction, Fausseté, Erreur, Injustice, Mensonges, Calomnies, Destruction, Pollution, Imprévoyance, Exploitation, Oppression, Irresponsabilité »(Bilolo[4]). Le Professeur Mubabingue Bilolo, égyptologue et linguiste, propose aux Noirs du monde entier rien moins que d’aller puiser « aux sources de la Kamité, les énergies spirituelles nécessaires pour casser les chaînes invisibles qui paralysent la liberté de mouvement de notre être véritable ». Mais comment les afrodesecendants en renouant avec la Maât peuvent-ils lutter et survivre dans un monde qui a érigé les « injustices », « les mensonges », en principe de fonctionnement ? Peut-on réclamer à cor et à cri la croissance pour l’Afrique et se refugier dans une éthique de vie contraire à « l’agressivité nécessaire» dont il faut faire preuve pour survivre dans un environnement mondial cynique et impitoyable qui ne fait pas de cadeau à ceux qui tendent la joue gauche ? Certains endogènes jugent risquée cette approche thérapeutique et proposent de remettre en cause le principe de la Maât en le réadaptant si possible aux exigences de compétitivité de l’environnement mondial actuel. Ce qui est sûre c’est que la redécouverte des humanités classiques négroafricaines qui s’impose ne saurait être non plus une finalité en soi dans le processus de renaissance panafricaine. Le programme qui doit s’imposer à l’homme noir, c’est celui de la renaissance spirituelle. Plus qu’un devoir, une nécessité. Renaître de nouveau pour l’homme noir, c’est renouer avec Maât, réapprendre à vivre en harmonie avec soi-même, avec les autres dans le respect des rythmes de la nature, donc de toute la chaîne du vivant. Ce principe a assuré paix, calme, cohésion sociale et prospérité à l’Egypte ancienne négro-africaine, l’Afrique peut y puiser l’élan de son développement, de sa guérison définitive. A contre courant, donc, du modèle économique ultralibéral actuel productiviste et destructeur.
C. N.
Références :
1) Bolya, Il faut en finir avec les sanglots de l’Homme noir, Afrik.com septembre 2005
2) Idem.
3) Doumbi-Fakoly, Afrique La Renaissance, Silex / Nouvelles du Sud, 2000.
4) Mubabinge Bilolo, Faisons rayonner la gloire de Maât, Africamaat.com octobre 2005.

[1] Bolya, Il faut en finir avec les sanglots de l’Homme noir, Afrik.com septembre 2005
[2] Idem.
[3] Doumby-Fakoly, Afrique La Renaissance, Silex/Nouvelles du sud, 2000.
[4] Bilolo Mubabingue, Faisons rayonner la gloire de Maât, Africamaat.com, octobre 2005.

CV anonyme : qu’est ce qu’elle a ma gueule ?

Des minorités visibles aux citoyens anonymes
Décidément, le processus d’émergence publique des minorités visibles, né des humiliations persistantes et du racisme, ne semble pas amener les politiques français à entrevoir des alternatives pratiques et efficaces sur la question du « vivre-ensemble ». Bien au contraire. Avec les récentes émeutes urbaines, l’Autre, que l’on avait longtemps refoulé dans l’inconscient collectif national, a refait surface sur la place publique. Avec son cortège de maux, mais aussi de mots pour interroger le projet d’intégration républicaine. Dans son irruption soudaine et violente sur la place publique, cet « Autre », ce lointain pourtant devenu si proche, est arrivé avec une question fondamentale à laquelle ne peut résister toute analyse un tant soit peu sérieuse : suis-je un Français à part entière ? Ce à quoi l’un des premiers représentants de l’Etat en l’occurrence Monsieur de Villepin a répondu par un « oui mais » à travers sa proposition de CV anonyme pour lutter contre les discriminations à l’embauche.
Vous souffrez de discrimination à l’emploi à cause de votre nom, votre couleur de peau, votre adresse, une solution s’offre vous : restez anonyme. Ainsi en a décidé le Premier ministre en proposant de généraliser le Curriculum vitae anonyme. Face aux discriminations, ayez donc recours à l’anonymat, vous qui n’avez pas le bon faciès, qui habitez les quartiers périphériques de la République et portez des patronymes qui font sourire les patrons. C’est le seul moyen pour vous d’échapper à la corbeille.
A la stigmatisation, les pouvoirs publics ont donc décidé de répondre par la stigmatisation. Sans même se soucier de ce que peut représenter pour un individu le renoncement à son identité patronymique, spatiale, géographique, territoriale. Pour Dominique de Villepin, même s’il n’est pas le précurseur de cette trouvaille un brin fantaisiste, il faut donc se renier pour accéder à la visibilité sociale à laquelle aspire tout demandeur d’emploi. Ce n’est donc pas aux entreprises de faire des efforts mais d’abord aux personnes qu’elles ne veulent pas recruter. Ce n’est pas aux employeurs d’abandonner leurs pratiques de recrutement au faciès, mais aux demandeurs de faire la preuve de leur désir d’intégration « professionnelle » en refoulant dans l’anonymat leur différence. Au prix donc d’un effacement de soi, d’une renonciation de soi. Cette curieuse façon de régler les problèmes est symptomatique de cette arrogance au sommet de l’Etat consistant à minimiser les souffrances individuelles des populations « périphériques », c'est-à-dire marginalisées en raison de leurs origines ethno-raciales. On peut comprendre le souci du Premier ministre de ne pas heurter une certaine vieille France attachée à ses habitudes d’un autre âge consistant à interpréter la compétence d’un individu en fonction de son taux de mélanine. Mais est-ce vraiment valoriser ces populations stigmatisées en leur intimant l’ordre d’abandonner leurs multiples identités ? Et ne serait-il pas plus utile de contraindre les entreprises à diversifier leur recrutement ?
Il ne fait aucun doute que cette approche du Premier ministre traduit une certaine frilosité à aborder frontalement la question des discriminations. Mais elle témoigne aussi d’une vision politique d’arrière-garde qui se refuse à envisager ou à penser la pluralité de la France. Le CV anonyme vient nier la pluralité des expériences sociales et professionnelles et autorise la continuation du modèle actuel de reproduction sociale. Le CV anonyme, en rendant possible l’intériorisation de sa condition, voire de sa sous-condition de « citoyen périphérique », signe l’impuissance de l’Etat face au racisme et donne le champ libre aux pratiques discriminatoires de se perpétuer.
Etre au chômage, c’est déjà vivre dans une forme d’anonymat social à laquelle est condamné tout demandeur d’emploi. Le chômage est souvent vécu comme une expérience violente à la fois socialement et psychologiquement. Pour beaucoup, il est synonyme de remise en cause de soi et parfois de rupture avec le monde… pas seulement actif. La lettre tout comme le CV agit comme un moyen de visibilité sociale. Plus qu’un passeport pour l’emploi, ils participent à la valorisation sociale de l’individu à travers les éléments identitaires et professionnels qu’ils recèlent.
Ainsi, le coup de chiffon sur son identité patronymique ou territoriale, loin de rayer la violence symbolique et culturelle que constituent les discriminations, l’y incite. Et c’est d’autant plus vrai lorsqu’il est question des discriminations de type raciale, véritable plaie de la société française, dont les ressorts intimes semblent visiblement échapper à Monsieur de Villepin. Il est plus facile de contourner le problème par un CV anonyme que de s’attaquer véritablement au mal. Les préjugés raciaux dont souffrent par exemple les Noirs sont un héritage de l’histoire. Les stéréotypes sur les populations noires sont d’abord marqués du sceau de l’histoire coloniale et esclavagiste. La persistance de la vision caricaturale des populations noires pose, ainsi, le problème de la vérité historique de leur présence sur le sol français. On ne peut donc dissocier la lutte contre les discriminations qui touchent les Noirs avec la question de l’histoire et de la mémoire. L’une ne va pas sans l’autre. Une vraie politique contre les discriminations commence par le respect de l’Histoire et de la mémoire de ceux que l’on continue à traiter comme des enfants illégitimes, des fils indignes de la République.
Récemment avec la crise des banlieues, certains intellectuels et hommes politiques de droite, à court d’arguments et sans doute dans une logique de surenchère ont brandi une grille de lecture ethnique pour expliquer la révolte des jeunes de banlieues. Chacun y allant de son couplet, la polygamie et la culture africaine ont été présentées impunément par les uns et les autres comme la cause des émeutes. Un comble. En choisissant de décrire à gros trait cette réponse urbaine, apolitique, des jeunes des cités, ces acteurs de la scène politique, médiatique et intellectuelle hexagonale, ont voulu ainsi marquer au fer rouge, en prenant à témoin les « français de souche », les populations d’ascendance africaine dont les revendications légitimes pour « plus d’égalité » embarrassent depuis quelque temps une partie de l’establishment français. Il ne fait aucun doute que cette rhétorique de stigmatisation et de diabolisation des cultures africaines participe un peu plus à la criminalisation des populations noires dont le seul tort est de ne pas avoir le phénotype idéal. Aussi cette incapacité du discours public et médiatique à sortir de la stigmatisation reste-t-elle la preuve d’un manque de vision politique face à la différence qui interroge, au regard des discriminations persistantes dont elle est l’objet, le projet républicain.
Face à ce tango discursif des politiques, un seul pas en avant mais deux autres en arrière, difficile de croire qu’il peut en être autrement en France pour les populations d’ascendance immigrée. Par ce CV anonyme, Monsieur de Villepin n’incite pas à un changement des mentalités. Bien au contraire. Il encourage tous ceux qui violent impunément la loi à le faire encore et davantage. De plus le caractère non obligatoire et catégorisant de ce CV anonyme ne peut que laisser perplexe. Ce qui jettera encore la suspicion sur les candidatures sans état civil. On sait tout aussi parfaitement que ce n’est pas le nom qui est visé, ni le quartier lorsqu’il y a discrimination. Mais l’individu lui-même. C'est-à-dire un ensemble de caractéristiques psychologiques et culturelles que l’imaginaire collectif attribue à son groupe. Le CV anonyme en rendant anonymes les talents de la diversité fait reculer le combat de l’égalité pour tous. Il va même à l’encontre du processus de visibilité sociale que tous les acteurs de terrain appellent de leurs vœux. Les talents de la diversité ont besoin d’être soutenus, surement pas d’une énième stigmatisation sous la forme d’étiquette d’anonymes.

A. M.

Congo-Brazzaville : le business de la foi, un véritable fléau social

Ils se disent eux-mêmes « rescapés par la foi ». Les adeptes des nouvelles églises qui ont essaimé un peu partout dans la capitale brazzavilloise n’imaginent même plus leur vie sans dieu abandonnant pour certains, mari, femme, enfants, famille, travail… C’est dire de l’influence considérable des églises de réveil sur leurs fidèles. Fatigués par des lendemains incertains, minés par la crise sociale, nombreux sont les congolais qui ont échoué dans ces nouvelles religions, d’importation surtout kinoise (RDC), qui fleurissent comme des champignons d’un bout à l’autre de la capitale. De Bifouiti à Moungali, de l’avenue de l’OUA à l’avenue Itoumbi, le nombre de parcelles transformées en lieux de prière, abritant en réalité des sectes, ne cesse d’augmenter. Si les autorités avancent le chiffre de 288 sectes religieuses en règle, il en demeure autant en situation irrégulière. Et le phénomène n’est pas prêt de s’arrêter tant le pastorat est devenu pour beaucoup d’animateurs des nouvelles églises un gagne-pain sérieux. Mettre à profit les maux qui assaillent les congolais, tel semble être le mot d’ordre de ces nouveaux marchands de dieu. A défaut du porte à porte, c’est la voie publique qui est réquisitionnée par les prosélytes qui font prière de tout bois pour attirer les adeptes dans leurs cultes devenus pour certains de vraies superettes d’illusions. En témoignent ces histoires qui sont loin d’être de petites anecdotes que la rue congolaise aime parfois à colporter, derrière lesquelles se lisent de vrais drames familiaux. Elles nous ont toutes été rapportées vécues de près ou de loin par celles et ceux qui ont connu ou connaissent encore l’enfer des sectes. Entre banale affaire d’escroquerie et histoires de mœurs, le burlesque n’est parfois pas très loin du sordide.

Marie Antoinette, appelons là ainsi, ne sait plus à quel saint se vouer depuis que son fils a rejoint un de ces lugubres mouvements religieux d’obédience charismatique. Son malheur, c’est de ne plus du tout le voir. Ce dernier l’accuse de sorcellerie. Pour entrer en contact avec lui, elle doit d’abord observer un jeûne de 30 jours. C’est la condition pour faire fuir le démon qui est en elle, d’après le fils illuminé. Lequel, plongé dans la prière, voici deux ans, aurait trouvé auprès d’un gourou, la délivrance. Les histoires de mère-sorcière ou mère-démon ne datent pas d’aujourd’hui. Mais elles ont pris de l’ampleur avec les nouveaux cultes. A la moindre contrariété de la vie, on s’empresse d’accuser son géniteur. Loin d’être un cas isolé, le parcours de ce fils ressemble à celui des centaines de jeunes congolais qui ont choisi pour s’en sortir le chemin des nombreuses églises de réveil (par opposition à l’Eglise traditionnelle qualifiée d’église de sommeil, assertion qui a aussi sa part de vérité) que compte désormais la capitale. A l’image de ce jeune étudiant de 27 ans qui a perdu toutes ses économies environ 2 millions de FCFA pour un hypothétique voyage en Europe chez un pasteur « illuminé » au final pas très catholique. Tout aussi affligeant le sort de ces femmes mariées abandonnant maris et enfants pour aller servir dieu dans ces sectes et qui se retrouvent, en fin de compte, compagnes du gourou. Maris-démons, enfants-démons, les histoires de sorcellerie sont à l’origine de l’éclatement de nombreux foyers. Ainsi, l’embrigadement sectaire de certaines femmes les a conduites soit vers l’abandon du domicile conjugal soit au divorce. Pour les maris, lorsque la femme n’a pas adhéré au culte, c’est le refus pour certains de manger la nourriture de Madame qu’ils jugent impure. Mais le chemin vers « dieu », via les sectes, est parfois sans retour lorsque d’autres se retrouvent entre la vie et la mort, après avoir observé un jeûne de plusieurs jours. Cette pratique très prisée par les mordus des nouveaux cultes est en passe de devenir un véritable sport populaire qui se pratique seul ou en famille. Ainsi un père de famille, de surcroît médecin, a été amené à faire subir à ses enfants une semaine d’abstinence alimentaire afin dit-il de chasser les démons. La croyance veut qu’elle libère de tous les maux.


5000 FCFA pour une bénédiction avec un seul doigt
Dans le chapelet des affaires ayant trait aux nouveaux cultes, l’escroquerie tout comme la manipulation ravissent la palme. Mariée à un cadre, Jacqueline est plutôt une SDF (Sans Difficulté Financière). Elle raconte avoir participé avec son mari à une séance de bénédiction pour le moins étrange. Après avoir entrepris pour ses problèmes de conception un marathon auprès de différents guérisseurs des nouveaux cultes, ils sont finalement tombés sur un spécialiste de la bénédiction libératrice. Mais le couple ignorait que cela se faisait moyennant espèces sonnantes et trébuchantes. Ils réaliseront la supercherie au moment de la séance tant attendue censée redonner espoir au couple. Le gourou demande en effet aux deux époux pour combien ils veulent se faire bénir ? Avec seulement 5000 FCFA en poche, ce jour là, le couple ne repartira qu’avec une bénédiction prononcée avec un seul doigt. Au final, sans effet. Que dire des jeunes femmes sans le sou à qui les gourous font miroiter une bénédiction en échange d’une partie de jambes en l’air. Dans ce marché de dupes, les enchères sont évidemment élevées. Entre 5000 FCFA et 1MFCFA le prix d’une bénédiction, selon qu’elle est pratiquée avec un seul doigt, deux doigts, une main ou deux mains. De ces affaires la liste est longue et fourmille de cas des plus ahurissants. Du plus naïf des adeptes au plus averti comme ce médecin, personne ne semble être à l’abri. Nul ne résiste en effet aux pouvoirs sombres de ces églises qui ont une influence considérable sur leurs adeptes. Le bon sens semble même faire défaut à quelques notables du pays qui y ont échoué... Car, certaines sectes, vous l’aurez deviné, ont une préférence pour ceux qui tiennent les leviers du pouvoir. Comme quoi Allah ou Yahvé est toujours obligé…

Ce qu’il faut dire c’est que certaines églises de réveil sont devenues de véritables business et leurs gourous de vrais businessmen au sens plein du terme. Ils y voient un moyen comme un autre de gagner leur vie. Pas étonnant que dans un pays où le chômage touche plus de la moitié de la population active, de nombreux chômeurs déguisés se sont reconvertis dans le pastorat. A la suite, la plupart du temps, nous dit-on, d’une « illumination », d’une « révélation divine ». Le pastorat est ainsi devenu une voie de reconversion professionnelle parmi tant d’autres. Il ne demande ni qualification, ni diplôme requis. Tout juste de quoi embobiner les consciences c'est-à-dire une maîtrise du verbe et quelque connaissance des évangiles. Ainsi, certains cultes sont carrément devenus des pompes à fric extorquant au besoin leurs fidèles à travers une pratique de remise d’offrande appelée mabomza. Cette pratique ressemble un peu plus à une sorte de vente de “dieu” aux enchères, le salut divin au plus offrant. Nombreux sont les responsables des sectes qui se sont enrichis avec ce système en incitant les fidèles à se dépouiller de leurs biens parfois les plus précieux. On a vu ainsi des hommes et des femmes rivalisaient d’offrandes en liasses de billets de FCFA, bijoux de valeur, objets précieux. Pour le plus grand bonheur des gourous qui n’hésitent pas à revendre le butin ainsi récolté. « Dieu n’a pas de prix », « Un bon serviteur ne regarde pas sa main qui donne », scandent certains prêcheurs des nouvelles églises qui rivalisent autant de boniments que de pratiques farfelues à l’endroit des adeptes pour mieux les exploiter. De l’eau bénite à l’imposition des mains, en passant par les histoires de marcheurs sur l’eau, de chasseurs de démons ou encore de lavement du corps au Mounganga (savon local) qui doit aussitôt déclencher l’apparition du Christ, la liste est longue aussi bien de pratiques que de légendes sectaires douteuses. Mais elle en dit en long sur l’ampleur de ce qu’il faut bien considérer un fléau social.

Il n’est pas de symptômes plus saisissants de la décadence des sociétés africaines que l’effrayante prolifération des églises de réveil. Aucun pays africain n’est épargné par le phénomène des nouvelles sectes religieuses qui s'y implantent et s'y développent à un rythme qui échappe à tout contrôle. Couples brisés, familles divisées, enfants abandonnés: son ampleur est tel qu’il s’agit bien d’un véritable fléau social aux conséquences aussi dévastatrices que la pandémie du SIDA. Pour saisir la force subversive de ces nouvelles religiosités, il n’est qu’à prendre la mesure des dégâts au sein de nombreuses familles à travers des histoires sus évoquées pour le moins étranges, emblématiques de l’éclatement de la cellule familiale, sans cesse en augmentation, dans la capitale brazzavilloise. A ces histoires dissimulant en réalité de vrais drames familiaux, il n’y a pas vraiment d’épithètes qui conviennent à accoler. Aussi bouleversantes qu’enrageantes, elles traduisent sinon concentrent le profond mal ontologique de l’être africain. Car il faut bien se rendre à l’évidence qu’il s’agit là d’une véritable lame de fond, n’en déplaise à ceux qui verront à travers ces mots qu’une énième partition afropessimiste de la chanson désormais bien connue de la lente agonie du Continent. Pour ceux qui l’auraient peut être oublié, la pénétration étrangère en Afrique s’est réalisée via les voies divines. De nos jours encore, les chemins vers Dieu demeurent autant de moyens d’asservissement que de perdition, à la seule différence que nous n’avons plus en face le missionnaire blanc, mais bien le frère africain. Si le phénomène sectaire se développe sur le terreau de la misère sociale, il ne faut pas perdre de vue la diversité de ses ressorts intimes. Le premier ressort est celui de la crise identitaire que traversent les sociétés africaines. Cette crise est née du vide mémoriel qu’ont occasionnés les multiples assauts dont le continent africain a fait l’objet à travers le temps (esclavage, colonisation, néocolonialisation, mondialisation etc.). Ces assauts ont détruit les fondements même de la personnalité collective du Nègre d’Afrique le plongeant ainsi dans le trou noir identitaire. La foi en Dieu s’est imposée comme une forme de béquille culturelle et sociale, devant le déficit de mémoire. Elle est devenue le parapet, sinon la réponse érigée en règle de vie, face aux multiples maux de la vie de tous les jours. La conséquence d’un tel investissement psychique dans la foi c’est bien évidemment l’absence de prise sur la réalité autorisant du même coup la posture du chaos devant les aléas de la vie. Au déficit de mémoire s’ajoutent les désordres chroniques imposés à l’Afrique (Coups d’état, guerres civiles, éliminations physiques, maladies, famines etc.) qui ont ouvert une brèche géante dans laquelle s’engouffrent ces idéologies religieuses régressives. Au détriment de la vraie spiritualité des Noir-e-s.

C. N.

Cybernégrothérapie, les fils et filles de Cham en quête d’identité ?

Phénomène emblématique du malaise noir, les e-blocs-notes sur l'histoire et la culture kamite (noir en égyptien ancien) fleurissent comme des champignons sur la toile. Leurs promoteurs, de jeunes noirs d'origine africaine ou antillaise animés par un indéniable « désir d'Afrique », mais surtout par le besoin d'un ressourcement que provoque leur vécu souvent problématique en Occident sur fond de discriminations et d'humiliations persistantes. Si l'apparition de ces blogs semble avant tout correspondre avec un besoin d'expression de cette jeunesse noire, leur enfantement est difficilement dissociable d'un sentiment de révolte face au mûr qui s'est dressé entre elle et la société française.
La récente immixtion soudaine et inattendue des Noirs français dans l'espace public hexagonal encore largement homogène semble aller de pair avec un autre phénomène moins connu apparu dans la blogosphère : la Cybernégrothérapie. Vite résumé, il désigne le processus d'occupation de l'espace public virtuel par la jeunesse noire sur la base de la connaissance et de la réappropriation de « son» Histoire, l'Histoire des peuples négro-africains. A défaut d'une présence effective et respectueuse de leur différence dans les médias généralistes hexagonaux, les jeunes noirs se tournent vers le Web, média, individualiste et libre par excellence. Avec des « productions taillées sur mesure » correspondant sûrement aux attentes et aux aspirations d'une jeunesse en quête d'identités et de repères.
Antérieur à la médiatisation récente de la communauté noire en France, le phénomène des blogs consacrés à l'histoire et la culture Kamite s'est vite répandu, tel un feu de brousse, moins par contagion imitative que par un réel besoin de ressourcement. Il symbolise au regard de leurs contenus une forme de prise de conscience pour cette jeunesse se trouvant dans un « entre-deux identitaire » ici et là bas, dans une société française où elle a plus que le sentiment de ne pas être considérée. D'un blog à un autre, le malaise ressenti au sein de la société d'accueil est palpable. Tel un miroir grossissant, le blog, investi comme espace de prise de parole, donne à voir les éléments de cette souffrance commune entre enfants d'Afrique et d'Antilles sur fond d'interrogations multiples sur le passé et l'avenir.
Dans cette étonnante production virtuelle, aux allures de thérapie de groupe, porteuse de nouvelles solidarités entre fils et filles de la diaspora, il est des réalités qui circulent d'un journal à un autre : le besoin d'histoire. L'Histoire avant tout pour comprendre le « déficit de mémoire » et panser « ses » plaies non encore cicatrisées. Leitmotiv commun à tous les e-bloc-notes, la réhabilitation de cette « mémoire » se traduit souvent par l'exhumation des pages d'histoires occultées. De l'esclavage aux crimes coloniaux et postcoloniaux. A travers quelques clichés montrant les souffrances endurées par les esclaves, lass-less, annonce la couleur dans son blog en posant les questions suivantes : "Y aurait-il un tabou sur la traite et l'esclavage ? La France a-t-elle du mal à aborder cette période peu glorieuse de son passé ? Et d'ajouter, « malgré la promulgation, en mai 2001, de la loi Taubira reconnaissant «la traite négrière et l'esclavage [comme] un crime contre l'humanité», la population d'origine afro-antillaise réclame un effort supplémentaire ». Effort que les autorités françaises ont commencé à entreprendre avec l'instauration d'une "Journée des mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitions ». Dans le sillage du précédent, le blog d'Afro04 s'ouvre sur un génocide oublié, celui des Aborigènes noirs de Tasmanie perpétré par les colons Britanniques entre 1803 et 1830. Pendant cette période, poursuit-il, les Tasmaniens « furent réduits à une population estimée de cinq cents personnes à moins de soixante-quinze individus ». Dans le même élan, plusieurs blogs ont choisi de rendre aux morts du passé victimes de l'esclavagisme ou du colonialisme leur dignité. A l’image de celui de Minzitawedo qui parle des « oubliés ». « Ceux », Précise-t-il, « dont l'Histoire n'a pas voulu retenir les noms ni les œuvres parce qu'ils revaloriseraient notre race ». A l’instar également de celui de Kayaman95 dédié entre autres aux marrons mauriciens qui ont payé chère leur capture ou encore celui du blogueur Africanboy01, montrant les instruments de torture des esclaves. Comme si ce passé tragique ne pouvait autoriser l'amnésie.
Plongeant volontairement leurs lecteurs dans la « férocité blanche », les blogs afrocentriques réactivent le lien ethnique entre fils et filles de la diaspora avec comme facteur structurant la redécouverte du patrimoine culturel ancestral. Le blog Renaissance kamite est à ce titre éloquent. Son auteur, Nsemi, c'est son pseudo, se pose en guide virtuel en proposant de remonter jusqu'aux sources de la civilisation antique égypto-nubienne afin de s'affranchir de « l'esclavage mental ». Un blog qu'il dédie « à la communauté Noire francophone « victime inconsciente", selon lui, d'un système qui la maintient dans la servitude intellectuelle et économique ». Si le ton employé est parfois virulent, le propos reste souvent à la mesure de ce qu'il propose de dénoncer sans détours comme la falsification de l'histoire du Continent noir. Ce blog se réclame aussi ouvertement du mouvement de la Renaissance kamite à travers la glorification de l'œuvre de Cheikh Anta Diop. A travers quelques portraits de personnages historiques, Conscience noire, un des blogs incontournables sur ce « besoin de mémoire et d'histoire », vous bouche un coin. Il vous apprendra, à votre grand étonnement, à l'aide des documents d'époque surprenants et loin des stéréotypes actuels, que des « Noirs vivaient en France, en Espagne, en Italie, en Angleterre et au Portugal où ils exerçaient le pouvoir dans certaines régions... Ils habitaient dans les châteaux forts et étaient naturellement respectés ». Toujours selon son auteur, « cette présence Nègre en Europe, étalée sur plusieurs siècles, va inspirer considérablement les poètes français du Moyen Age ainsi que bons nombres d'artistes et d'historiens qui vont nous laisser des témoignages de leur passage. Dans l'épopée "La chanson de Roland", enseignée par exemple au lycée, les adversaires de Roland sont justement ces chevaliers Noirs menés par le roi Massile. Et Roland a été vaincu par ces chevaliers Noirs ».
Outre le retour sur l'histoire, l'hommage rendu à la femme noire est l'autre thème récurrent des blogs afrocentriques. Dans ce registre, Afrodivine, a choisi, elle, de s'arrêter sur quelques grandes figures historiques de l'Egypte nègre, de la résistance anti-négrière ou encore anticoloniale. De Ahmès Néfertari à Madame Taubira, en passant par la légendaire Reine Makeda, la reine Nzinga du Royaume Congo, Angela Davis, Rosa Parks ou encore Kimpa Vita et Harriet Tubman. Ce qui amène Alliancekamit, qui abrite une organisation du même nom, à poser la question suivante « qui a dit que nous n'avions pas de modèles » ? Dans son blog qui se propose d'éveiller les consciences, c'est une affiche qui vous interpelle rassemblant pêle-mêle les mini-portraits de ces héros que tout kamite qui se respecte se doit de connaître allant de Marcus Garvey à Thomas Sankara en passant par Martin Luther King, Lumumba, Malcom X, Cheikh Anta Diop etc... Dans le même esprit, une autre blogueuse, Bantukelani, se dit « consciente des luttes de mes ancêtres et des Africains contemporains, des mensonges au sujet de nôtre histoire, et je n'ai pas peur de la révolution ». Dans une hymne à la gloire de la femme kamite, elle lance un appel virtuel à tue tête : « Où sont ces femmes Africaines qui veulent être libres ? Où sont ces sœurs militantes et mystiques, indomptables et raffinées, ces oiseaux captivantes qui étendent leurs ailes pour le futur bonheur de nos peuples ? Où sont ces sœurs - guerrières qui désirent voir leurs familles libérées (...), où sont ces sœurs qui veulent éduquer leurs enfants (...) ?
La construction d'un discours sur la mémoire va de pair avec la légitimation d'un passé glorieux comme si nos blogueurs ressentaient le besoin pressant de corriger les failles d'une éducation qui ne leur a pas donné les moyens de se connaître eux mêmes. C'est à ce juste titre que le blogueur Nsemi invite son lecteur « (...) à transmettre aux plus jeunes la grandeur de nos ancêtres et la magnificence de leurs valeurs ». Et d'ajouter « Le peuple Noir (kamite) est le peuple qui a l'histoire la plus grandiose, la plus prestigieuse qui soit. (... ) Très peu le savent, y compris parmi nous même ! ». Ce contre quoi s'élève Nubienne01 qui a décidé dans son blog, « Réveille toi peuple d'Afrique », de partir en croisade contre cette ignorance du peuple noir, "(...) ignorance de sa grandeur, de son histoire, de son aliénation (...). Une aliénation sournoise qui semble incontournable mais que nous jeunes générations, nous devons de combattre ». Plus loin c'est la photo montrant les prénoms des 14 enfants décédés tragiquement dans les incendies parisiens d'août 2005 qui retient l'attention, précédée d'un commentaire laconique qui en dit long, « 14 enfants de trop, 14 innocents... ». Ici les images d'un présent douloureux côtoient celles d'un passé tragique occulté comme le montre la tête du résistant ivoirien empalé sur un pieu par quatre colons français. Ainsi, sur fond de réappropriation de l'Histoire, le discours de construction identitaire se double d'une interrogation sur les problématiques actuelles : immigration, intégration, discrimination, racisme, image et présence problématique des Noirs dans les médias hexagonaux, sans-papiers etc... Tout y passe ou presque sur le ton parfois de l'humour et de l'ironie.
Ni moralisateur ni complaisant, le discours d'un retour impératif sur l'histoire dessine les traits majeurs d'une jeunesse noire en quête de sens au regard de sa situation actuelle. Il signe également l'émergence d'une conscience communautaire transcendant les différences d'origine. La connaissance de l'histoire « de son peuple » est présentée comme un préalable indispensable pour une prise de conscience effective. Nombreux sont, d'ailleurs, les blogueurs qui n'hésitent pas à recommander à leurs lecteurs leurs ouvrages de prédilection ayant façonné leur conscience de jeune noir. Véritable passage obligé, la lecture des ouvrages fondamentaux, qu'on ne présente plus comme Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop au Sens de la lutte contre l'africanisme euro centriste du Professeur Théophile Obenga, en passant par The stolen legacy de Georges James ou encore They came before Colombus du Professeur Ivan Van Sertima , restent incontournables pour forger sa conscience nègre et asseoir sa culture identitaire. En se positionnant sur le créneau de la réhabilitation de l'histoire, les blogueurs afrocentriques entendent faire partager leur passion pour la culture et l'histoire du monde noir, mais surtout restaurer l'image d'un peuple ternie par des siècles d'humiliation et d'oppression.